J’ai rapporté du marché un sachet de beau poivre noir.
J'avais pris l'habitude pour ne pas en altérer l'arôme de broyer l'épice moi-
même dans mon mini hachoir Seb. L'appareil vétuste poussait un hurlement
continu et le poivre en même temps qu'il se débattait affolé en butant sur les
parois, rendait son âme sous la menace acérée de l'hélice.
Il fallait que cela cesse.
Les poussières épicées et sombres altéraient mon regard et embuaient mes
narines. Je pleurais ainsi, seule à intervalles réguliers dans ma cuisine sous
prétexte de poivre volatile, sur mes douleurs, mes peines, mes ennuis…
Jusqu'à ce jour du pilon de cuivre.
Le pilon lourd et brillant lisse et poli comme l'or.
Mon héritage.
Je fais glisser de ma main les grains légers qui rebondissent dans le creuset
concave. Avec le manche du pilon, je tape, les billes s'enfuient, elles roulent.
C'est le pilon de ma mère.
Elle pile chaque jour la petite dose nécessaire à son plat.
Des jours kemoun,
des midis kerwiya
des matins piments,
des soirs cannelle.
Toute une vie de légumes sans contour, une impossible existence de végétaux
amputés de goût, fèves ,carottes, pois chiche, jusqu'à cette ponctuation d'épices qu'elle dessine à petits coups patients de son pilon de cuivre.
Son bras maigre
Son regard perdu
et cette cloche gastronomique qui sonne l'heure de nos soupers d'avant, l'odeur du couscous, le sucré du hlô rougi de paprika...
Les grains de poivre ne sont plus.
Là, une poudre sombre posée au creux de l'or du pilon silencieux.
Terre noire de l'oubli.
C'est parce qu'on est penché en avant quand on pile que le nez coule et que les yeux pleurent.
C'est à cause de nos petites histoires, ma mère, qui roulent comme des grains,
qui sentent bon et de nos traces écrites dans cette poussière épicée...
Texte de Nicole Faure
